Tourbières : puits de carbone et sanctuaires de biodiversité

Longtemps considérées comme des terres stériles, les tourbières ont été drainées, comblées ou exploitées au nom du progrès agricole et industriel. Ces paysages brumeux, à la beauté discrète, ont peu à peu disparu des cartes, emportant avec eux un patrimoine écologique d’une richesse insoupçonnée.

Aujourd’hui, face au dérèglement climatique et à la perte accélérée de biodiversité, ces milieux longtemps oubliés suscitent un regain d’intérêt . Véritables réservoirs de carbone et refuges pour de nombreuses espèces, les tourbières apparaissent comme des alliées incontournables dans la lutte contre le réchauffement climatique.

Mais les restaurer et les protéger ne s’improvise pas. Chaque tourbière est un équilibre délicat entre eau, sol et végétation, dont la perturbation peut anéantir des siècles d’évolution naturelle. Préserver ces écosystèmes exige une compréhension fine de leur fonctionnement et une gestion adaptée aux enjeux hydrologiques, agricoles et climatiques. Explications.

Qu’est-ce qu’une tourbière ?

Une tourbière est une zone humide colonisée par une végétation adaptée, dans laquelle les sols, saturés en eau, empêchent la décomposition complète de la matière organique. Celle-ci s’accumule lentement sous forme de tourbe, un dépôt végétal partiellement décomposé. Selon la définition du Muséum National d’Histoire Naturelle, la tourbière est ainsi « un écosystème où l’eau, le sol et la végétation interagissent pour créer un milieu unique, riche en biodiversité et en carbone »1. Ces conditions particulières – manque d’oxygène, forte humidité et acidité élevée – ralentissent la décomposition des végétaux et favorisent la formation progressive de couches épaisses de tourbe au fil des millénaires .

Certaines tourbières, comme celles du Jura en France ou de Store Mosse en Suède, ont commencé à se former il y a plus de 10 000 ans, juste après la dernière glaciation. D’autres, comme la tourbière de La Guette dans le Cher, révèlent des couches de tourbe vieilles de près de 8 000 ans. Ces milieux sont donc de véritables archives naturelles, capables de raconter l’histoire de nos paysages et de notre climat depuis plusieurs millénaires.

Les tourbières sont présentes sur tous les continents, notamment dans les zones tempérées et boréales – au Canada, en Russie, en Scandinavie – mais aussi dans certaines régions tropicales stratégiques, comme en Indonésie et au Congo, où elles influencent directement l’équilibre climatique mondial.

En France, bien que les données précises manquent, les zones humides couvrent environ 2,2 millions d’hectares, représentant 5,7 % du territoire national 2. Les tourbières, en tant que composantes de ces zones, jouent ainsi un rôle essentiel  dans la régulation climatique et la préservation de la biodiversité sur l’ensemble du territoire.

Ces chiffres rappellent une réalité incontournable : la lutte contre le changement climatique repose également sur la capacité des écosystèmes naturels, comme les tourbières, à stocker durablement le carbone. La protection et la restauration de ces écosystèmes naturels constituent un levier immédiat, mesurable et directement aligné avec les trajectoires de neutralité carbone 2050 et les exigences des standards RSE internationaux 3.

👉 En savoir plus : Entreprises : contribuez à la neutralité carbone globale d’ici 2050 | OKLIMA

Un puits de carbone naturel

Le rôle des tourbières dans la régulation du climat est majeur. Bien qu’elles ne représentent que 3 % de la surface terrestre mondiale, elles stockent près de 30 % du carbone des sols 4. Cela en fait l’un des plus importants réservoirs de carbone de la planète,supérieur à l’ensemble des forêts mondiales. .

Ce stockage repose sur leur capacité à séquestrer du carbone atmosphérique via la croissance des végétaux, qui captent le CO₂. Une partie de cette biomasse, piégée dans les couches humides et pauvres en oxygène, échappe à la décomposition et s’accumule sous forme de tourbe. Ce processus transforme les tourbières en véritables « coffres-forts » climatiques.

Cependant, ce puits de carbone peut se transformer en bombe climatique. Sous l’effet du réchauffement et de l’assèchement, les tourbières libèrent le carbone accumulé pendant des millénaires. Selon le CNRS, leur dégradation pourrait relâcher dans l’atmosphère l’équivalent de plusieurs décennies d’émissions mondiales 5. Préserver et restaurer ces milieux est donc une priorité absolue pour éviter d’aggraver les effets du dérèglement climatique.

Une réserve d’eau et un tampon climatique

Les tourbières jouent aussi un rôle clé dans le cycle de l’eau. Comme une éponge naturelle, elles stockent de grandes quantités d’eau, qu’elles relâchent progressivement. Elles limitent ainsi les crues en période de fortes pluies et soutiennent les débits des cours d’eau en période de sécheresse.

Ce pouvoir de régulation hydrologique est d’autant plus précieux dans un contexte où les extrêmes climatiques – inondations et sécheresses – deviennent plus fréquents. Restaurer les tourbières, c’est donc renforcer notre résilience face aux aléas climatiques.

Un hotspot de biodiversité

Au-delà de leur fonction climatique, les tourbières abritent une biodiversité unique. Ces milieux spécifiques accueillent des espèces rares et adaptées à des conditions extrêmes. On y trouve par exemple la droséra, une plante carnivore, ou encore la linaigrette aux fleurs cotonneuses. Les tourbières sont aussi des refuges pour des oiseaux migrateurs, des amphibiens et une multitude d’insectes.

Parce qu’elles combinent humidité permanente, sols acides et ressources limitées, elles offrent un habitat irremplaçable pour de nombreuses espèces menacées ou endémiques. Leur disparition entraînerait une perte irréversible pour la diversité biologique.

Des écosystèmes menacés et méconnus

Malgré leur rôle essentiel pour le climat et la biodiversité, les tourbières subissent depuis des siècles des pressions multiples, souvent invisibles mais aux impacts considérables. Leur drainage pour l’agriculture ou la sylviculture, l’extraction de tourbe pour le combustible ou comme substrat horticole, ainsi que l’artificialisation des sols liée à l’urbanisation et aux infrastructures, ont entraîné une régression massive de ces écosystèmes.

Les zones humides, et par extension les tourbières, restent fortement menacées par les activités humaines. Selon l’IPBES, 87 % des zones humides ont disparu entre le 18ᵉ et le 20ᵉ siècle, et la perte de ces milieux est aujourd’hui trois fois plus rapide que celle des forêts. En France, environ la moitié des zones humides a disparu entre les années 1960 et 1990 6.

Les causes principales de cette disparition sont bien identifiées : urbanisation et infrastructures, intensification agricole (drainage, pollutions, pesticides), introduction d’espèces exotiques envahissantes (ragondin, jussie, baccharis, grenouille taureau), aménagement des cours d’eau, déprise agricole et plantation de peupliers et résineux, ainsi que prélèvements excessifs d’eau.

En Europe, plus de 50 % des tourbières ont elles aussi, déjà disparu ou été profondément dégradées. La conséquence est double : d’une part, la perte d’habitats pour de nombreuses espèces rares et endémiques affaiblit la biodiversité ; d’autre part, l’assèchement de ces milieux transforme un puits de carbone millénaire en source d’émissions de gaz à effet de serre, aggravant le dérèglement climatique.

Une évaluation menée en 2020 sur 223 sites humides en France et Outre-mer a montré que chaque site subissait en moyenne la pression de 14 activités humaines différentes 7.

Parmi les principales activités identifiées, se trouve :

  1. L’urbanisation et l’artificialisation des sols.
  2. L’intensification de l’agriculture (drainage, fertilisation, pesticides).
  3. L’introduction d’espèces exotiques envahissantes (ragondin, jussie, baccharis, grenouille taureau).
  4. L’aménagement des cours d’eau et la création de plans d’eau.
  5. La déprise agricole et la plantation de peupliers et résineux.
  6. Les prélèvements excessifs d’eau.
  7. Le pâturage intensif.
  8. La coupe de bois et l’exploitation forestière.
  9. Les activités de loisirs motorisés (quads, motos).
  10. La pêche et la chasse intensives.
  11. La pollution lumineuse.
  12. La pollution sonore.
  13. Les dépôts illégaux de déchets.
  14. Les constructions d’infrastructures de transport (routes, voies ferrées).

La dernière évaluation de la directive européenne Habitats-Faune-Flore pour la période 2013-2018 confirme ces résultats : seuls 6 % des habitats humides sont en bon état de conservation 8.

Pourquoi restaurer les tourbières ?

La restauration des tourbières s’impose comme une action à fort impact pour le climat et la biodiversité. Elle permet :

  • De réduire les émissions : une tourbière dégradée émet du carbone, tandis qu’une tourbière restaurée retrouve sa fonction de stockage. Les tourbières drainées émettent environ 4 % des émissions anthropiques mondiales de CO₂, soit environ 2 milliards de tonnes par an 9.
  • De préserver l’eau : la remise en eau rétablit leur capacité de régulation hydrologique, contribuant à la gestion des ressources en eau douce.
  • De protéger la biodiversité : les espèces inféodées aux milieux humides y trouvent à nouveau refuge.

Il convient de distinguer deux approches :

  • La séquestration du carbone, qui consiste à capter et stocker du CO₂ atmosphérique.
  • L’évitement, qui repose sur la prévention des émissions liées à la dégradation des tourbières existantes.

Dans le cas des tourbières, l’évitement est souvent la solution la plus efficace : protéger ce qui existe déjà évite des relargages massifs et irréversibles.

👉 Article à lire en complément : Projets de séquestration vs évitement : quelle est la différence ?

Une priorité pour les stratégies climat et biodiversité

La restauration des tourbières s’inscrit pleinement dans les objectifs nationaux et internationaux. En France, la Stratégie nationale bas-carbone et la stratégie biodiversité 2030 soulignent leur rôle dans l’atteinte de la neutralité carbone et dans la préservation des écosystèmes. Pour un état précis des émissions françaises, voir notre article sur Le point sur les émissions carbone de la France.
À l’échelle mondiale, l’Accord de Paris 10 appelle à protéger et restaurer ces milieux pour limiter le réchauffement climatique.

Pour les entreprises, intégrer la restauration des tourbières dans leur trajectoire climat représente un levier concret de contribution aux objectifs de développement durable. C’est aussi une façon d’investir dans des solutions fondées sur la nature, efficaces et reconnues par la communauté scientifique.

Ces écosystèmes permettent de conjuguer atténuation du changement climatique, préservation de la ressource en eau et maintien de la biodiversité. Leur restauration s’inscrit ainsi dans une logique d’impact multiple, alignée sur les attentes croissantes des investisseurs, des régulateurs et de la société civile.

Dans ce contexte, la protection et la restauration des tourbières apparaissent comme un levier stratégique et immédiat. En limitant le relargage du carbone stocké et en soutenant la biodiversité, elles offrent une réponse concrète et mesurable au décalage entre ambitions climatiques et réalités industrielles – un appui essentiel pour bâtir des trajectoires réellement soutenables.

Tourbières : un patrimoine vivant à préserver

Les tourbières nous rappellent que les solutions au défi climatique se trouvent souvent à portée de main, dans ces écosystèmes discrets, proches de nous et pourtant essentiels. Sanctuaires de biodiversité, réservoirs d’eau et puits de carbone millénaires, elles incarnent une alliance naturelle entre climat et vie. Les protéger et les restaurer, c’est non seulement préserver un héritage écologique, mais aussi investir dans un avenir plus stable, des paysages plus résilients et une biodiversité préservée.

Sources de l’article :  

[1] – Muséum National Histoire Naturelle, Qu’est-ce qu’une tourbièree, 02 06 2023

[2] – Office Français de la Biodiversité, Les zones humides

[3] – Ministère de l’Aménagement, du Territoire et de la Décentralisation, Stratégie nationale bas-carbone (SNBC), 27 août 2025

[4] – United Nations, Les tourbières stockent deux fois plus de carbone que toutes les forêts du monde, 01 février 2019

[5] CNRS – Surfaces et Interfaces Continentales, 2016 2016https://www.insu.cnrs.fr/sites/institut_insu/files/download-file/SNO_SIC.pdf

[6] – Comité interministériel de l’évaluation des politiques publiques Premier ministre – Commissariat général du Plan, Rapport d’évaluation sur les zones humides – Comité interministériel de l’évaluation des politiques publiques

[7] – Ministère de la Transition Écologique, Évaluation nationale des sites humides emblématiques 2010-2020

[8] – Office Français de la Biodiversité, Directive européenne Habitats-Faune-Flore

[9] – Ramsar, Restaurer les tourbières drainées : une étape nécessaire à la réalisation des objectifs climatiques mondiaux

[10] – United Nations Climate Change, L’Accord de Paris  Qu’est-ce que l’Accord de Paris?

Ressources

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