Réintroduction des essences locales dans une France à +4 °C : concilier adaptation climatique et préservation du patrimoine écologique

Alors que les projections climatiques annoncent une hausse moyenne de +4 °C en France d’ici la fin du siècle, les paysages végétaux s’apprêtent à vivre une transformation sans précédent 1. Sécheresses récurrentes, canicules prolongées, incendies, mais aussi gels tardifs modifient déjà la dynamique des forêts et des zones naturelles.

Face à ces bouleversements, la question n’est plus de savoir si nos écosystèmes vont changer, mais comment accompagner ces changements.

Ce scénario, considéré comme tendanciel mais réaliste, traduit une rupture majeure avec les régimes climatiques historiques : les forêts françaises entrent désormais dans un régime dit non stationnaire, où les conditions à venir n’ont plus d’équivalent dans le passé récent.

Dans un tel contexte, les conséquences écologiques s’annoncent considérables. Le changement climatique et son cortège de phénomènes extrêmes affectent déjà la vitalité des forêts françaises 2. Les projections à l’horizon 2050 révèlent des bouleversements profonds dans la répartition des principales essences : le Chêne, première essence des forêts de l’Hexagone, pourrait perdre près d’un tiers de son aire d’occupation, tandis que le Hêtre, espèce emblématique des zones tempérées humides, verrait sa présence réduite des deux tiers, avec un repli vers les massifs montagneux et le nord-est du pays 3.

Aussi, affronter une France à +4 °C oblige à repenser nos modèles d’aménagement forestier et de restauration. Il ne s’agit plus seulement d’adapter localement, mais de composer avec une échelle d’adaptation biologique des arbres, naturellement beaucoup plus lente que le rythme actuel du réchauffement climatique.

Face à cette urgence, l’enjeu stratégique réside dans la conciliation de deux impératifs complémentaires : d’une part, assurer la résilience des peuplements face au climat futur, par une adaptation raisonnée et scientifique ; et d’autre part, préserver l’identité écologique, culturelle et paysagère qui fonde l’âme des territoires forestiers français.

La véritable question devient alors : comment structurer la réintroduction et la régénération des essences locales en mobilisant les ressources génétiques du territoire de manière préventive et dynamique, sans céder trop rapidement à la tentation de solutions exogènes qui fragiliseraient l’intégrité biologique et l’ancrage patrimonial de nos forêts.

Contexte climatique : que signifie une France à +4°C

Les trajectoires climatiques les plus pessimistes pour la France métropolitaine indiquent un risque significatif d’atteindre un réchauffement de +4 °C d’ici 2100. Une telle évolution représenterait une rupture complète avec les références climatiques historiques : les conditions futures n’auront plus d’équivalent dans le passé récent.

Climat futur : à quoi ressemblera la France à +4° ?, source image Centre de ressources pour l’adaptation au changement climatique

Les scientifiques de l’ONF et de l’INRA soulignaient dès 2006 que l’adaptation des forêts devaient s’inscrire dans un régime non stationnaire, c’est-à-dire un contexte où les repères écologiques du passé ne permettent plus d’anticiper le futur 4. En d’autres termes, les modèles de gestion hérités du XXᵉ siècle ne suffisent plus à guider les choix sylvicoles d’aujourd’hui et de demain.

Cette idée, largement documentée par l’INRAE 5 et Météo-France, souligne que les écosystèmes sont en évolution constante et imprévisible.

Les forêts françaises font déjà face à des stress multiples : sécheresses prolongées, canicules, incendies, mais aussi gels tardifs. Ces perturbations, de plus en plus fréquentes, redessinent la répartition et la vitalité des essences végétales sur tout le territoire. 50 % de la forêt française pourrait avoir changé de visage d’ici 2070  6.

L’urgence est renforcée par la discordance temporelle entre la vitesse du changement et la capacité d’adaptation biologique des arbres. En effet, les arbres sont des organismes à cycles de vie très longs, avec des périodes de maturation, reproduction et renouvellement qui s’étalent sur plusieurs décennies. Cette temporalité rigidifie leur réactivité aux modifications environnementales 2 .

Ainsi, une adaptation véritablement génétique – au-delà d’une simple acclimatation – nécessiterait plusieurs générations d’arbres, soit un horizon bien supérieur à celui des projections climatiques échelonnées de 2050 à 2100.

Face à une France à +4 °C, l’enjeu n’est donc plus seulement d’adapter les forêts, mais de repenser leur gestion dans un contexte instable et évolutif, où chaque décision compte pour la résilience écologique à long terme.

Impacts attendus sur les écosystèmes forestiers

Les impacts du réchauffement sur les écosystèmes forestiers sont désormais systémiques. Autrement dit, c’est l’ensemble du fonctionnement de la forêt – arbres, sols, faune, micro-organismes et cycle de l’eau – qui se trouve bouleversé. Les épisodes de sécheresse récurrents provoquent déjà des phénomènes de mortalité massive, entraînant des réactions en chaîne : affaiblissement des peuplements, prolifération des ravageurs, modification des sols et déséquilibre des habitats. Sans intervention proactive, ces dérèglements risquent d’entraîner une déstabilisation majeure des chaînes trophiques et une perte significative des services écosystémiques essentiels fournis par la forêt, tels que la régulation du cycle de l’eau, le stockage du carbone et le maintien de la biodiversité. 5.

L’enjeu : adapter les paysages végétaux tout en préservant l’identité écologique locale

Devant ce défi, tout l’enjeu consiste à trouver un équilibre entre deux priorités : d’un côté, renforcer la capacité des forêts à résister au climat de demain ; de l’autre, préserver ce qui fait leur identité – leurs espèces locales, leurs paysages et leur valeur culturelle.

L’adaptation ne peut pas se limiter à introduire de nouvelles essences venues d’ailleurs. Elle doit aussi s’appuyer sur les ressources locales, sur la diversité génétique déjà présente dans nos forêts, et sur une gestion plus souple, capable d’accompagner les changements au fil du temps. L’objectif est clair : préparer les forêts à survivre et à se régénérer dans un climat en mutation, sans pour autant les dénaturer.

I. Une France à +4 °C : diagnostic de la vulnérabilité des peuplements traditionnels

A. Stress climatique accru : sécheresses, canicules, incendies, gel tardif

Le facteur de vulnérabilité majeur pour les forêts françaises est aujourd’hui le déséquilibre hydrique lié à l’élévation des températures. L’augmentation du stress thermique se traduit par une évapotranspiration potentielle (ETP) plus élevée : les arbres consomment davantage d’eau pour maintenir leurs fonctions vitales, alors même que les précipitations stagnent ou diminuent localement. Ce déséquilibre crée un stress hydrique plus fort et plus précoce au fil des saisons 7.

Sur le plan physiologique, ce stress se manifeste par la cavitation des vaisseaux du xylème — un phénomène comparable à une embolie dans le système vasculaire humain. Lorsque ces conduits se remplissent d’air, la circulation de la sève brute est interrompue, empêchant l’hydratation des tissus. L’arbre entre alors dans une phase de dépérissement : ses réserves énergétiques s’épuisent, sa photosynthèse ralentit, et sa résistance aux agents pathogènes ou aux insectes ravageurs diminue fortement. Ce manque de réserves énergétiques conduit à terme à la mort de l’arbre 7.

Ce processus est aggravé par la récurrence des sécheresses et la fréquence accrue des canicules. Les modèles climatiques statiques utilisés jusqu’ici pour la gestion forestière – fondés sur des moyennes de long terme – ne permettent plus d’appréhender cette dynamique cumulative. Chaque épisode sec n’agit plus de manière isolée : il affaiblit durablement la capacité de résilience des peuplements. Cette répétition des stress, combinée à la lenteur des cycles de régénération, fait peser une menace structurelle sur la stabilité écologique des forêts françaises à l’horizon 2050 8.

B. Vulnérabilité des écosystèmes existants et redéfinition des aires bioclimatiques

Les conséquences de ce stress hydrique récurrent se manifestent par une mortalité accrue des peuplements traditionnels, remettant en question la viabilité de plusieurs essences majeures dans leur aire de répartition actuelle.

Réduction de la viabilité d’essences traditionnelles

Le Hêtre (Fagus sylvatica) est une espèce particulièrement sensible à la cavitation, et les canicules successives de 2018-2023 ont déclenché des dépérissements marqués. Ces phénomènes sont observés même dans des régions historiquement favorables, telles que le Nord-Ouest (Bretagne, Normandie) et le Sud du Massif Central 9.

Simultanément, l’Épicéa (Picea abies) est également menacé de recul important, notamment en basse altitude 7.

Face à l’échec systémique du modèle de régénération traditionnel, le taux de réussite des nouvelles plantations est en chute libre. En 2022, le taux de plantation en échec (défini par une mortalité supérieure à 20% des plants) a atteint 38 %, un chiffre très supérieur aux 14% observés en 2021, soulignant l’urgence de réviser les choix de provenances10.

Montée en altitude et en latitude des aires de répartition

Les changements de température modifient les aires bioclimatiques. Les études dendro-écologiques ont confirmé un déplacement de ces aires : sur l’ensemble des massifs français, en dessous de 1000 mètres d’altitude, 11 espèces forestières sur 17 observées entre 1986 et 2006 montraient une limite basse de recrutement des jeunes arbres supérieure de 29 mètres par rapport aux peuplements adultes 11.

Cela inclut des essences comme le sapin pectiné, certains érables, le hêtre et le chêne sessile. Cette migration naturelle, quoique observée, est beaucoup trop lente pour suivre la vitesse du réchauffement actuel, rendant nécessaire une intervention humaine.

Le tableau suivant synthétise l’état de vulnérabilité des essences traditionnelles et les mécanismes en jeu, justifiant l’impératif d’une stratégie d’adaptation génétique.

Synthèse de la vulnérabilité et des changements bioclimatiques

II. Pourquoi (et comment) réintroduire les essences locales ?

A. Comprendre les essences dites « locales »

Le concept d’essence locale ne peut être envisagé de façon uniforme. Dans les faits, il s’agit d’espèces d’arbres indigènes, c’est-à-dire adaptées depuis longtemps à un territoire, à ses sols et à son climat, mais aussi d’essences patrimoniales qui participent à la biodiversité et à l’identité paysagère des régions françaises.

Selon les régions, ces essences locales peuvent inclure par exemple :

  • Le Chêne sessile et le Chêne pédonculé dans le Nord et le Centre.

  • Le Hêtre dans les massifs montagneux et les zones tempérées humides.

  • Le Sapin pectiné ou le Pin sylvestre dans les massifs montagneux ou sur sols pauvres.

  • Le Pin maritime dans le Sud-Ouest atlantique,

  • Le Frêne ou l’Érable sycomore dans les vallées et zones fraîches.

  • Le Tilleul à petites feuilles dans des forêts de plaine ou de moyenne montagne.

Définition et débat autour de la naturalisation

La question de ce qui est réellement « local » reste pourtant sujette à débat. En effet, de nombreuses essences considérées comme emblématiques de nos forêts ont en réalité été introduites par l’homme au fil de l’histoire.

Le Châtaignier (Castanea sativa), par exemple, a été introduit il y a environ 2000 ans et est aujourd’hui la première essence non autochtone en France, couvrant 940.000 hectares. Malgré son origine méditerranéenne (Adriatique), il est profondément ancré dans les paysages et les économies rurales et sa mémoire en tant qu’espèce introduite s’est quasiment perdue 13.

Cette “histoire longue” rend la distinction entre espèces autochtones (jamais introduites) et espèces naturalisées (présentes depuis plusieurs siècles et pleinement intégrées aux écosystèmes) particulièrement complexe.

Dès lors, la préservation du patrimoine forestier ne peut se limiter à une approche purement historique. Elle doit aussi valoriser les fonctions écologiques, économiques et culturelles que ces essences remplissent dans les territoires : maintien des sols, habitat pour la faune, paysage identitaire ou encore valeur patrimoniale locale.

Les deux écoles d’adaptation

Face à l’accélération des changements globaux, notamment climatiques (tels que l’augmentation des canicules et des sécheresses), la gestion forestière et la recherche se trouvent confrontées à deux grandes écoles d’adaptation 14 :

  1. L’approche de l’adaptation naturelle : celle-ci mise sur la résilience génétique et l’adaptation spontanée des populations locales existantes.

  2. L’approche de l’intervention ciblée : celle-ci postule que l’adaptation génétique naturelle est trop lente et préconise l’introduction ciblée de nouvelles provenances ou espèces, afin de s’aligner sur les projections climatiques futures.

 

Le facteur temps est déterminant : les arbres ont des cycles de vie très longs et une véritable adaptation génétique nécessite plusieurs générations, bien au-delà des horizons 2050‑2100. Les données récentes montrent que l’adaptation naturelle seule est souvent insuffisante, avec des taux d’échec des plantations traditionnelles atteignant 38 % en 2022 contre environ 25 % pour 2015‑2020 10.

Dans ce contexte, la Migration Assistée Intra-Spécifique (MAIS) propose une voie intermédiaire. Plutôt que d’introduire des espèces exotiques, elle utilise la diversité génétique existante au sein de l’espèce locale, en sélectionnant des provenances naturellement plus résistantes aux stress climatiques et en les implantant dans des zones où le climat futur les rendra adaptées. Cette approche cherche à concilier adaptation rapide et maintien des caractéristiques locales.

Des expérimentations comme le Projet Giono 16 (migration assistée des arbres) ont commencé à tester ce principe à plus grande échelle, mais la discussion sur les stratégies les plus appropriées reste encore ouverte. Elle sert également de transition pour aborder les limites de l’introduction d’espèces exotiques, qui, bien que parfois envisagée comme une solution rapide, comporte des risques écologiques majeurs, tels que l’invasivité, la propagation de maladies et la rupture des équilibres écologiques locaux.

B. Les limites de l’introduction d’espèces exotiques dites « résilientes »

À première vue, introduire des espèces exotiques (EE) dans les forêts françaises pourrait sembler une solution rapide pour restaurer la résilience face aux sécheresses et aux canicules. Par exemple, certains gestionnaires (ONF, propriétaires privés, entreprises forestières et sylvicoles ou collectivités locales) envisagent le Cèdre de l’Atlas (Cedrus atlantica) dans les zones très sèches pour compenser la vulnérabilité des essences locales15. Cependant, cette approche comporte des risques écologiques, économiques et réglementaires qu’il est essentiel de prendre en compte.

Risques écologiques : invasivité, maladies, perte de biodiversité

L’introduction d’espèces exotiques comporte un risque important qu’elles deviennent envahissantes (EEE). La diffusion des EEE est l’une des causes majeures d’appauvrissement de la biodiversité.16 Une espèce naturalisée finit par se reproduire et, dans sa phase d’expansion, peut supplanter voire éradiquer les espèces locales 17.

Exemples concrets et enseignements des introductions exotiques

Le Comité français de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) a émis des points de vigilance clairs concernant les EE en sylviculture. Historiquement, l’introduction de l’Eucalyptus (Eucalyptus spp.), espèce à croissance rapide, a eu des conséquences négatives sévères sur les écosystèmes, entraînant l’appauvrissement des sols, une réduction de la biodiversité et un risque accru d’incendie.18 De plus, les espèces exotiques s’adaptent mal aux interactions naturelles entre plantes et animaux locaux, ce qui réduit la biodiversité qui leur est associée. Cette faible intégration, combinée à une gestion forestière en monoculture (une seule essence), entraîne une résilience limitée des forêts. À l’inverse, les peuplements diversifiés, composés de quatre essences ou plus, montrent généralement une meilleure résistance aux stress et une biodiversité plus riche 15.

Encadrement réglementaire : les Arrêtés MFR

Pour contrôler ces risques, les politiques publiques françaises encadrent strictement le matériel génétique utilisé. Les Arrêtés relatifs au Matériel Forestier de Reproduction (MFR) définissent, par région, les espèces et les provenances éligibles aux aides de l’État pour le boisement et le reboisement 19 . Ces réglementations visent à prévenir les « erreurs » du passé en appliquant le principe de précaution contre les invasions biologiques 18

C. Réintroduire les essences locales adaptées à demain

Dans ce cadre réglementaire, la stratégie la plus prometteuse pour préparer les forêts aux conditions climatiques futures repose sur la diversité génétique intra-spécifique, c’est-à-dire la variabilité présente au sein d’une même espèce 20. Cette diversité génétique permet aux populations d’arbres de s’adapter progressivement aux nouvelles conditions climatiques, en favorisant les individus les mieux adaptés aux sécheresses, aux canicules ou aux sols appauvris.

Elle peut être mobilisée de plusieurs manières :

  • Sélection de provenances locales ou méridionales plus résistantes à la chaleur et au stress hydrique, pour anticiper le climat futur.

  • Ressuscitation de variétés oubliées ou marginalisées, souvent plus adaptées à certains microclimats.

  • Mise en valeur de la diversité déjà présente dans les peuplements existants, afin de maximiser les chances de régénération naturelle et de résilience des forêts.

Cette approche, préventive et dynamique, permet de réintroduire des essences locales sans recourir massivement aux espèces exogènes, tout en maintenant l’ancrage écologique, paysager et culturel des territoires français.

Sélection génétique intra-espèce et anticipation climatique

Plutôt que d’introduire de nouvelles espèces, la stratégie recommandée consiste à déplacer des provenances au sein d’une même essence locale. Concrètement, cela signifie utiliser le patrimoine génétique existant, mais en choisissant des provenances naturellement plus résistantes au stress hydrique, souvent issues de régions plus méridionales ou aux conditions plus continentales.

Le choix des provenances doit anticiper le climat futur, celui auquel les arbres seront exposés à maturité (horizon 2050 et au-delà), et non se limiter aux conditions actuelles. Cette approche permet de gérer la période transitoire de réchauffement, estimée à environ 30 ans, et d’assurer la pérennité des peuplements dans un contexte climatique changeant.

La Migration Assistée Intra-Spécifique (MAIS) apparaît ainsi comme la solution la plus équilibrée : elle combine résilience climatique et maintien des caractéristiques locales des forêts, tout en évitant les risques liés à l’introduction d’espèces exotiques. Le tableau ci-dessous synthétise les différentes stratégies et leurs avantages comparatifs.

Comparaison des paradigmes d’adaptation forestière face au scénario +4°C

III. Concilier adaptation et préservation : pistes et stratégies

Assurer à la fois l’adaptation des forêts au changement climatique et la préservation du patrimoine écologique suppose une gestion forestière flexible, éclairée par la science et encadrée par des politiques publiques solides. Plusieurs leviers peuvent être mobilisés pour atteindre cet équilibre.

A. Approche « assisted migration » intra-spécifique

La Migration Assistée Intra-Spécifique (MAIS) est une stratégie d’adaptation active 12.
Elle consiste à déplacer des provenances d’une même espèce (Matériel Forestier de Reproduction – MFR) vers des zones où le climat futur correspondra mieux à leurs caractéristiques génétiques.
L’espèce locale est conservée, mais des populations provenant de régions plus chaudes ou plus sèches, déjà pré-adaptées au climat futur, sont sélectionnées. Le Projet Giono16, mené par l’ONF, illustre cette approche expérimentale.

Pour être efficace, la migration assistée doit s’appuyer sur des outils d’aide à la décision et sur un cadre réglementaire précis, comme les Arrêtés MFR et les SRGS qui fixent où, comment et avec quelles provenances celle-ci peut être pratiquée. Cela permet de garantir à la fois la sécurité écologique et la cohérence des politiques publiques.

Outils d’aide à la décision et partition écologique

Plusieurs dispositifs développés par l’ONF, l’INRAE et Météo-France aident les gestionnaires à identifier les essences et provenances les plus adaptées 21 :

  • ClimEssences : plateforme de comparaison d’espèces selon leur résistance à la sécheresse, leur productivité et leur potentiel de survie future. L’outil fournit des cartes à une résolution d’un kilomètre carré, utiles à l’échelle régionale et nationale 8.

  • Zoom 50 : outil complémentaire élaboré avec AgroParisTech, il cible les zones locales vulnérables, aide à choisir les essences prioritaires et à planifier les opérations de renouvellement forestier 21.

  • Les Sylvo-Éco-Régions (SER) : cette partition écologique du territoire sert de cadre officiel pour encadrer le déplacement des provenances 22, garantissant que le MFR reste cohérent avec les conditions pédoclimatiques régionales futures.

B. Vers une gestion forestière adaptative et diversifiée

S’adapter au climat futur implique de diversifier les essences et les modes de gestion.

Diversifier pour renforcer la résilience

La diversification sylvicole est l’un des meilleurs moyens de renforcer la stabilité des forêts face à l’incertitude climatique.
 Les peuplements comportant au moins quatre essences présentent une meilleure résilience écologique, une plus grande biodiversité et une capacité de stockage du carbone jusqu’à 30 % supérieure à celle des monocultures 15.
Cette diversité réduit aussi le risque de mortalité massive liée à un seul stress, comme une sécheresse ou une maladie, phénomène observé notamment dans les peuplements monospécifiques de Hêtres et d’Épicéas.

Intégration dans les politiques régionales (SRGS)

Les Schémas Régionaux de Gestion Sylvicole (SRGS) traduisent désormais ces objectifs de gestion durable. Ils intègrent explicitement l’adaptation des essences au milieu, reconnaissant la diversification des essences et la migration assistée comme des techniques sylvicoles appropriées pour favoriser la résilience des forêts 23 et adapter les essences aux conditions régionales futures.

C. Les acteurs locaux au cœur de l’adaptation

La réussite de la MAIS dépend de l’ancrage territorial et de la mobilisation des acteurs de terrain. Le succès de la migration assistée repose sur la coopération entre science et terrain.

La valeur des savoirs écologiques locaux

Les modèles scientifiques comme ClimEssences ou Zoom 50 sont essentiels, mais ils ne suffisent pas à l’échelle de la parcelle.
Les forestiers, communes et propriétaires disposent de savoirs écologiques traditionnels (SET) issus de l’observation locale des sols, du relief et du comportement des essences.
Croiser ces connaissances empiriques avec les modèles scientifiques permet d’ajuster les choix de provenances et d’éviter des erreurs de sélection 24.
Ainsi, la science fixe le cadre général, et les acteurs locaux en affinent l’application concrète.

Enjeux socio-économiques

L’adaptation forestière ne doit pas être dictée uniquement par des intérêts économiques à court terme (par exemple, planter des espèces à croissance rapide mais peu résilientes).

La réussite à long terme suppose une acceptation sociale et une vision économique durable, conciliant résilience écologique, identité paysagère et rentabilité future.

Cette approche intégrée garantit que la transition forestière reste cohérente avec les valeurs et les usages des territoires.

D. Adapter les politiques publiques et les financements

La migration assistée intra-spécifique ne peut réussir sans un cadre politique et financier adapté.

Des réglementations dynamiques

Les Arrêtés MFR constituent l’outil principal de régulation.
Ils définissent, région par région, les provenances éligibles aux subventions publiques.
Ces arrêtés doivent être régulièrement mis à jour pour intégrer les résultats des essais de recherche 19 et les projections climatiques les plus récentes.
L’inscription de la MAIS dans le Code forestier, via les SRGS, lui confère une légitimité juridique, assurant la cohérence des pratiques sur tout le territoire.

Financement et planification ciblés

Les aides publiques doivent encourager les acteurs à sélectionner et planter des provenances adaptées au climat futur, plutôt que de reproduire des modèles dépassés.
 Un pilotage coordonné entre État, régions et organismes scientifiques est indispensable pour garantir l’efficacité de ces investissements.

Le tableau suivant récapitule les mécanismes opérationnels et réglementaires de la MAIS :

IV. Études de cas et retours d’expérience

L’adaptation forestière ne peut reposer uniquement sur des modèles théoriques. Elle s’évalue et s’ajuste grâce à des expérimentations concrètes menées sur le terrain.

Deux projets emblématiques menés en France – le projet Giono et le projet Urban Forest (UFO) – illustrent la diversité des approches pour adapter les forêts au changement climatique.

Expériences de replantation avec des provenances locales adaptées : le Projet Giono

Lancé par l’Office National des Forêts (ONF) en 2011, le Projet Giono est l’expérimentation phare de la Migration Assistée Intra-Spécifique (MAIS)16  à grande échelle.

Objectif

Adapter progressivement les forêts françaises au réchauffement climatique en transférant des provenances génétiquement résistantes vers des zones où le climat futur leur sera plus favorable.
 Cette approche vise à préserver les espèces locales (Hêtre, Chêne, etc.) tout en accélérant leur adaptation aux conditions de demain.

Méthodologie

Le projet s’appuie sur une chaîne complète de sélection et de suivi :

  1. Collecte des graines : les provenances sont choisies dans des régions naturellement plus chaudes ou plus sèches, comme la forêt de Chizé (Deux-Sèvres), la forêt des Colettes (Allier) ou encore la Sainte-Baume (Var).

  2. Culture en pépinière : les graines sont germées et élevées dans des conditions contrôlées à Guémené-Penfao (Loire-Atlantique) pour garantir leur traçabilité et leur robustesse.

  3. Replantation expérimentale : en 2015, plus de 7 000 plants ont été introduits dans la forêt domaniale de Verdun (Meuse) 7, un site choisi pour anticiper le déclin du Hêtre prévu à l’horizon 2030.

 

Enseignements tirés

Les premiers résultats sont encourageants :

  • Les taux de reprise des plants issus de la MAIS sont supérieurs à ceux des plantations traditionnelles, dont la mortalité atteignait 38 % en 2022.

  • Les performances écologiques (croissance, résistance à la sécheresse, biodiversité associée) confirment le potentiel adaptatif de cette méthode.

  • Ces données permettent d’affiner les listes de Matériel Forestier de Reproduction (MFR) 7 et d’enrichir les guides de bonnes pratiques utilisés par les gestionnaires forestiers.

Le projet Giono constitue donc un laboratoire à ciel ouvert, démontrant que l’on peut concilier préservation des essences locales et adaptation proactive au climat futur.

Les forêts urbaines comme laboratoires d’adaptation (Projet UFO)

Alors que le projet Giono agit dans les forêts naturelles, le projet Urban Forest (UFO) explore une autre voie : celle de la forêt urbaine comme terrain d’expérimentation accéléré 12.

Principe

Les zones urbaines subissent déjà des conditions climatiques extrêmes : températures élevées, stress hydrique, pollution et sols contraints.
Ces milieux servent donc de simulateurs naturels du climat futur des forêts rurales.
Le projet UFO, conduit par le métaprogramme CLIMAE de l’INRAE (2022-2024) 12, utilise cette situation pour observer en temps réel la réaction des arbres à des conditions proches d’une France à +4 °C.

Méthodologie

  • Des arbres de différentes espèces et provenances sont plantés dans plusieurs villes françaises.

  • Chaque site fait l’objet d’un suivi physiologique (croissance, transpiration, résistance à la chaleur).

  • Les données recueillies permettent d’évaluer quelles essences et provenances supportent le mieux le stress climatique.

Apports du projet

L’intérêt du projet UFO réside dans sa réactivité : là où une expérience forestière classique s’étend sur plusieurs décennies, les résultats urbains sont observables en quelques années.
 Ces enseignements fournissent des indications précieuses pour :

  • Orienter les politiques de reboisement urbain et périurbain.

  • Mieux cibler les essences à privilégier dans les plantations rurales.

  • Accélérer la boucle d’apprentissage entre recherche et terrain.

UFO illustre ainsi une approche complémentaire à celle du projet Giono : tester rapidement des hypothèses en milieu extrême pour affiner les stratégies d’adaptation à grande échelle.

Ces retours d’expérience confirment que la réussite de la transition forestière dépendra d’une coopération étroite entre la science, la gestion forestière et les collectivités locales, dans une logique d’apprentissage continu.

Conclusion

Face à la perspective d’une hausse moyenne de +4 °C en France d’ici la fin du siècle, les forêts françaises entrent dans une ère de transformation profonde. Elles doivent désormais s’adapter à un climat sans précédent, marqué par des sécheresses, des canicules et des bouleversements écologiques majeurs.

Dans ce contexte, la réintroduction d’essences locales et la migration assistée intra-spécifique (MAIS) apparaissent comme des stratégies prometteuses, offrant un compromis entre deux impératifs souvent perçus comme opposés :

  • L’adaptation climatique, nécessaire pour garantir la survie et la productivité des forêts.

  • La préservation du patrimoine écologique et paysager, indispensable à l’identité des territoires.

L’expérience montre qu’il ne s’agit pas d’opposer tradition et innovation, mais de les articuler de manière intelligente. La diversité génétique au sein des espèces pourrait jouer un rôle clé, en offrant des options d’adaptation plus flexibles face aux stress climatiques. La combinaison d’essences variées, la prise en compte des microclimats locaux et l’intégration des savoirs traditionnels sont autant de facteurs susceptibles d’influencer la réussite de ces initiatives.

Cependant, une question reste ouverte : comment concilier adaptation climatique, conservation du patrimoine forestier et acceptabilité sociale ? La réponse nécessitera sans doute des essais, des observations sur le terrain et une coopération étroite entre scientifiques, gestionnaires et citoyens, laissant place à de nouvelles expérimentations et ajustements au fil du temps.

Ce défi ouvre une ère nouvelle pour les forêts françaises, où adaptation et préservation devront coexister pour assurer leur survie, leur résilience et leur vitalité futures.

Sources et notes de références

[1] Centre de ressources pour l’adaptation au changement climatique, Climat futur : à quoi ressemblera la France à +4° ?, 18 décembre 2024

[2] Ministère de l’Agriculture et de l’alimentation, Feuille de route pour l’adaptation des forêts au changement climatique, Agir pour des forêts résilientes et un maintien des services qu’elles rendent, PDF, 22 décembre 2020

[3] TRACC (Trajectoire de Réchauffement de Référence pour l’Adaptation au Changement Climatique), ministère de l’Écologie, 11 décembre 2023

[4] ONF & INRA, La forêt face au changement climatique, 16 juin 2006

[5] INRA, Quel rôle pour les forêts et la filière forêt-bois françaises dans l’atténuation du changement climatique, novembre 2017

[6] Centre de ressources pour l’adaptation au changement climatique, Forêt : sauver notre meilleure alliée face au climat, 09 juillet 2024

[7] ONF, Canicules, sécheresse et stress hydrique : comment s’adaptent les arbres ?

[8] ClimEssences – CNPF, https://www.reseau-aforce.fr/climessences

[9] Ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté Alimentaire, Bilan de l’état sanitaire du Hêtre en France fin 2023, juillet 2024

[10] Ademe,  S’adapter au changement climatique dans la filière sylvicole : un défi à relever avec les Solutions d’adaptation fondées sur la Nature (SafN), 2024

[11] Cairn.info, Forêts de montagne et changement climatique : impacts et adaptations, 08 septembre 2019

[12] Métaprogramme CLIMAE – INRAE, Urban Forest : la forêt urbaine, un test d’adaptation des arbres forestiers aux changements climatiques (UFO), projet UFO 2022-2024

[13] Projet NOMADES – Fascicule 1 Eléments d’histoire et de répartition géographique des essences forestières introduites en France métropolitaine, février 2014

[14] Researchgate, Deux écoles d’été sur le changement climatique, août 2023

[15] Filière Bois France, Quels sont les arbres les plus adaptés à la reforestation en France ?, 22 janvier 2025

[16] ONF, Changement climatique : le projet Giono expérimente la migration assistée des arbres, 16 avril 2019

[17] Ministères Aménagement du territoire Transition écologique, Espèces exotiques envahissantes, 31 août 2022

[18] UICN France,  Le recours aux espèces forestières exotiques dans le contexte du changement climatique

[19] Ministère de l’Agriculture, Matériels forestiers de reproduction : arrêtés régionaux relatifs aux aides de l’État à l’investissement forestier et avis préalables aux dérogations 28 octobre 2025

[20] EuForGen, Effets des interventions sylvicoles sur la diversité génétique des arbres forestiers, juin 2009

[21] ONF, La recherche à l’ONF

[22] IF, Une nouvelle partition écologique et forestière du territoire métropolitain : les sylvoécorégions (SER), 2011

[23] CNPF, Schéma régional de gestion sylvicole Grand Est

[24] La Fabrique Ecologique, Mieux reconnaître les Savoirs Écologiques Traditionnels

Ressources

Réintroduction des essences locales dans une France à +4 °C : concilier adaptation climatique et préservation du patrimoine écologique

Alors que les projections climatiques annoncent une hausse moyenne de +4 °C en France d’ici la fin du siècle, les paysages végétaux s’apprêtent à vivre une transformation sans précédent 1. Sécheresses récurrentes, canicules prolongées, incendies, mais aussi gels tardifs modifient déjà la dynamique des forêts et des zones naturelles.
Face à ces bouleversements, la question n’est plus de savoir si nos écosystèmes vont changer, mais comment accompagner ces changements.

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Financer des projets d’économie circulaire grâce aux crédits carbone : mode d’emploi

La réduction de l’empreinte matière et la neutralité carbone sont aujourd’hui deux leviers essentiels de la transition écologique. Face à l’urgence climatique et à la raréfaction des ressources, ces approches complémentaires offrent des réponses concrètes aux défis environnementaux actuels. C’est en ce sens que l’économie circulaire apparaît comme une voie privilégiée pour concilier développement économique et préservation des ressources.

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Le Label Bas-Carbone : un levier pour l’emploi rural et la filière forestière

La France s’est engagée à atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, un objectif inscrit dans la loi Énergie-Climat et décliné à travers sa Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC)1. Pour y parvenir, les territoires ruraux et forestiers deviennent des acteurs essentiels de la transition écologique, en misant notamment sur la séquestration du CO₂. Depuis 2018, le Label Bas-Carbone (LBC) accompagne cette transformation en finançant, via des crédits carbone, des projets locaux de réduction et de stockage des émissions. Parmi les bénéficiaires clés, les Entreprises de Travaux Forestiers (ETF) assurent la gestion durable des forêts et contribuent à l’économie locale, tout en préservant la santé des écosystèmes.

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Tourbières : puits de carbone et sanctuaires de biodiversité

Longtemps considérées comme des terres stériles, les tourbières ont été drainées, comblées ou exploitées au nom du progrès agricole et industriel. Ces paysages brumeux, à la beauté discrète, ont peu à peu disparu des cartes, emportant avec eux un patrimoine écologique d’une richesse insoupçonnée.

Aujourd’hui, face au dérèglement climatique et à la perte accélérée de biodiversité, ces milieux longtemps oubliés suscitent un regain d’intérêt . Véritables réservoirs de carbone et refuges pour de nombreuses espèces, les tourbières apparaissent comme des alliées incontournables dans la lutte contre le réchauffement climatique.

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