II. Pourquoi (et comment) réintroduire les essences locales ?
A. Comprendre les essences dites « locales »
Le concept d’essence locale ne peut être envisagé de façon uniforme. Dans les faits, il s’agit d’espèces d’arbres indigènes, c’est-à-dire adaptées depuis longtemps à un territoire, à ses sols et à son climat, mais aussi d’essences patrimoniales qui participent à la biodiversité et à l’identité paysagère des régions françaises.
Selon les régions, ces essences locales peuvent inclure par exemple :
- Le Chêne sessile et le Chêne pédonculé dans le Nord et le Centre.
- Le Hêtre dans les massifs montagneux et les zones tempérées humides.
- Le Sapin pectiné ou le Pin sylvestre dans les massifs montagneux ou sur sols pauvres.
- Le Pin maritime dans le Sud-Ouest atlantique,
- Le Frêne ou l’Érable sycomore dans les vallées et zones fraîches.
- Le Tilleul à petites feuilles dans des forêts de plaine ou de moyenne montagne.
Définition et débat autour de la naturalisation
La question de ce qui est réellement « local » reste pourtant sujette à débat. En effet, de nombreuses essences considérées comme emblématiques de nos forêts ont en réalité été introduites par l’homme au fil de l’histoire.
Le Châtaignier (Castanea sativa), par exemple, a été introduit il y a environ 2000 ans et est aujourd’hui la première essence non autochtone en France, couvrant 940.000 hectares. Malgré son origine méditerranéenne (Adriatique), il est profondément ancré dans les paysages et les économies rurales et sa mémoire en tant qu’espèce introduite s’est quasiment perdue 13.
Cette “histoire longue” rend la distinction entre espèces autochtones (jamais introduites) et espèces naturalisées (présentes depuis plusieurs siècles et pleinement intégrées aux écosystèmes) particulièrement complexe.
Dès lors, la préservation du patrimoine forestier ne peut se limiter à une approche purement historique. Elle doit aussi valoriser les fonctions écologiques, économiques et culturelles que ces essences remplissent dans les territoires : maintien des sols, habitat pour la faune, paysage identitaire ou encore valeur patrimoniale locale.
Les deux écoles d’adaptation
Face à l’accélération des changements globaux, notamment climatiques (tels que l’augmentation des canicules et des sécheresses), la gestion forestière et la recherche se trouvent confrontées à deux grandes écoles d’adaptation 14 :
- L’approche de l’adaptation naturelle : celle-ci mise sur la résilience génétique et l’adaptation spontanée des populations locales existantes.
- L’approche de l’intervention ciblée : celle-ci postule que l’adaptation génétique naturelle est trop lente et préconise l’introduction ciblée de nouvelles provenances ou espèces, afin de s’aligner sur les projections climatiques futures.
Le facteur temps est déterminant : les arbres ont des cycles de vie très longs et une véritable adaptation génétique nécessite plusieurs générations, bien au-delà des horizons 2050‑2100. Les données récentes montrent que l’adaptation naturelle seule est souvent insuffisante, avec des taux d’échec des plantations traditionnelles atteignant 38 % en 2022 contre environ 25 % pour 2015‑2020 10.
Dans ce contexte, la Migration Assistée Intra-Spécifique (MAIS) propose une voie intermédiaire. Plutôt que d’introduire des espèces exotiques, elle utilise la diversité génétique existante au sein de l’espèce locale, en sélectionnant des provenances naturellement plus résistantes aux stress climatiques et en les implantant dans des zones où le climat futur les rendra adaptées. Cette approche cherche à concilier adaptation rapide et maintien des caractéristiques locales.
Des expérimentations comme le Projet Giono 16 (migration assistée des arbres) ont commencé à tester ce principe à plus grande échelle, mais la discussion sur les stratégies les plus appropriées reste encore ouverte. Elle sert également de transition pour aborder les limites de l’introduction d’espèces exotiques, qui, bien que parfois envisagée comme une solution rapide, comporte des risques écologiques majeurs, tels que l’invasivité, la propagation de maladies et la rupture des équilibres écologiques locaux.
B. Les limites de l’introduction d’espèces exotiques dites « résilientes »
À première vue, introduire des espèces exotiques (EE) dans les forêts françaises pourrait sembler une solution rapide pour restaurer la résilience face aux sécheresses et aux canicules. Par exemple, certains gestionnaires (ONF, propriétaires privés, entreprises forestières et sylvicoles ou collectivités locales) envisagent le Cèdre de l’Atlas (Cedrus atlantica) dans les zones très sèches pour compenser la vulnérabilité des essences locales15. Cependant, cette approche comporte des risques écologiques, économiques et réglementaires qu’il est essentiel de prendre en compte.
Risques écologiques : invasivité, maladies, perte de biodiversité
L’introduction d’espèces exotiques comporte un risque important qu’elles deviennent envahissantes (EEE). La diffusion des EEE est l’une des causes majeures d’appauvrissement de la biodiversité.16 Une espèce naturalisée finit par se reproduire et, dans sa phase d’expansion, peut supplanter voire éradiquer les espèces locales 17.
Exemples concrets et enseignements des introductions exotiques
Le Comité français de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) a émis des points de vigilance clairs concernant les EE en sylviculture. Historiquement, l’introduction de l’Eucalyptus (Eucalyptus spp.), espèce à croissance rapide, a eu des conséquences négatives sévères sur les écosystèmes, entraînant l’appauvrissement des sols, une réduction de la biodiversité et un risque accru d’incendie.18 De plus, les espèces exotiques s’adaptent mal aux interactions naturelles entre plantes et animaux locaux, ce qui réduit la biodiversité qui leur est associée. Cette faible intégration, combinée à une gestion forestière en monoculture (une seule essence), entraîne une résilience limitée des forêts. À l’inverse, les peuplements diversifiés, composés de quatre essences ou plus, montrent généralement une meilleure résistance aux stress et une biodiversité plus riche 15.
Encadrement réglementaire : les Arrêtés MFR
Pour contrôler ces risques, les politiques publiques françaises encadrent strictement le matériel génétique utilisé. Les Arrêtés relatifs au Matériel Forestier de Reproduction (MFR) définissent, par région, les espèces et les provenances éligibles aux aides de l’État pour le boisement et le reboisement 19 . Ces réglementations visent à prévenir les « erreurs » du passé en appliquant le principe de précaution contre les invasions biologiques 18.
C. Réintroduire les essences locales adaptées à demain
Dans ce cadre réglementaire, la stratégie la plus prometteuse pour préparer les forêts aux conditions climatiques futures repose sur la diversité génétique intra-spécifique, c’est-à-dire la variabilité présente au sein d’une même espèce 20. Cette diversité génétique permet aux populations d’arbres de s’adapter progressivement aux nouvelles conditions climatiques, en favorisant les individus les mieux adaptés aux sécheresses, aux canicules ou aux sols appauvris.
Elle peut être mobilisée de plusieurs manières :
- Sélection de provenances locales ou méridionales plus résistantes à la chaleur et au stress hydrique, pour anticiper le climat futur.
- Ressuscitation de variétés oubliées ou marginalisées, souvent plus adaptées à certains microclimats.
- Mise en valeur de la diversité déjà présente dans les peuplements existants, afin de maximiser les chances de régénération naturelle et de résilience des forêts.
Cette approche, préventive et dynamique, permet de réintroduire des essences locales sans recourir massivement aux espèces exogènes, tout en maintenant l’ancrage écologique, paysager et culturel des territoires français.
Sélection génétique intra-espèce et anticipation climatique
Plutôt que d’introduire de nouvelles espèces, la stratégie recommandée consiste à déplacer des provenances au sein d’une même essence locale. Concrètement, cela signifie utiliser le patrimoine génétique existant, mais en choisissant des provenances naturellement plus résistantes au stress hydrique, souvent issues de régions plus méridionales ou aux conditions plus continentales.
Le choix des provenances doit anticiper le climat futur, celui auquel les arbres seront exposés à maturité (horizon 2050 et au-delà), et non se limiter aux conditions actuelles. Cette approche permet de gérer la période transitoire de réchauffement, estimée à environ 30 ans, et d’assurer la pérennité des peuplements dans un contexte climatique changeant.
La Migration Assistée Intra-Spécifique (MAIS) apparaît ainsi comme la solution la plus équilibrée : elle combine résilience climatique et maintien des caractéristiques locales des forêts, tout en évitant les risques liés à l’introduction d’espèces exotiques. Le tableau ci-dessous synthétise les différentes stratégies et leurs avantages comparatifs.
Comparaison des paradigmes d’adaptation forestière face au scénario +4°C